Lumière(s) !
Novembre. L’obscurité et le froid gagnent un peu plus de terrain chaque jour. Des élu.e.s de collectivités territoriales revendiquent fièrement les coupes sombres qu’ils ou elles décident dans les budgets culturels. Des associations, des organismes, des équipements, les deux genoux à terre, sont contraints de cesser leur activité. Une ministre de la République s’en prend directement au service public de l’audiovisuel, dont nous pensions naïvement qu’elle était censée en garantir la bonne santé. Tandis qu’outre-Atlantique, la milice Social Truth matraque les esprits et les corps, ici quelques magnats que ces dernières décennies ont achevé d’enrichir prennent le contrôle de la chaîne du livre et des médias. L’ubérisation (via le Passculture) de l’Éducation Artistique et Culturelle signe la mort de celle-ci, comme il était évidemment prévu qu’elle le fît.
On est un peu comme David Vincent, dans Les Envahisseurs : nous devons convaincre un monde encore incrédule que le cauchemar obscurantiste a déjà commencé. Et peut-être d’abord nous en persuader nous-mêmes, tant nous avons grandi avec l’idée que c’était acquis, la culture comme un service public – populaire à la Jean Vilar, élitaire pour tous à la Antoine Vitez… Cet écosystème culturel qui fleurait bon la liberté, l’égalité et la fraternité1 n’est pas simplement affaibli ou mal en point. Les seuils-plancher désormais sont franchis : il est à terre. Aller au théâtre voir une pièce de théâtre contemporain deviendra peut-être bientôt impossible. Rassurons-nous : le citoyen ne se plaindra pas : il aura son écran dernier cri, ses écouteurs, sa série générée par l’IA, validée par la police des mœurs. On s’occupera de le divertir dans sa bulle : circulez y a rien à voir.
Pas d’autre choix, pour nous, que de rallumer les étoiles qu’ils nous éteignent, d’en allumer partout où nous pouvons, dans les interstices qui leur échappent encore. Soyons adventices : faisons craquer dalles de béton et chapes de plomb. Opposons à leurs passions tristes notre joie ensauvagée : « Cette qualité de la joie n’est-elle pas le fruit le plus précieux de la civilisation qui est la nôtre ? », demandait Antoine de Saint-Exupéry en 19432 , dans un monde où s’affrontaient deux idées de la civilisation. Vivons-nous aujourd’hui un tel choc ? À leur monde où seule ne compte plus que la transaction, préférons la solidarité, l’échange. Si la Surveillance étend sa toile, ne craignons pas les chemins de traverse. Là où leurs algorithmes et leurs réseaux ne nous renvoient qu’au Même3 , au Buzz ou au Clash, prenons le temps, grâce à l’expérience théâtrale, de la rencontre de l’Autre.
« Le théâtre est une des dernières expériences qui soient données à l’Homme de vivre collectivement », disait Laurent Terzieff, il y a une trentaine d’années4 . Quelques décennies plus tôt, Guillaume Apollinaire nous enjoignait de « rallumer les étoiles5 ». Paroles pour aujourd’hui. Anne Serre, sur France Culture, ce 10 novembre6 : « La joie est indispensable à l’imagination ». Merci à celles et ceux qui œuvrent, depuis le Maquis où elles et ils se battent, pour la joie, pour l’imagination : les éditeurs et éditrices qui, contre vents et marées, continuent de publier. Les libraires. Les compagnies. Les artistes. Les lecteur.ice.s. Les spectateur.ice.s. Les associations. Les militant.e.s. Les comités de lecture. Les salles… Avec elles, avec eux, avec nous tou.te.s, nous sommes nombreux. Ils ont les milliards ? Nous sommes des milliards ! Alors rencontrons-nous, inventons, faisons, créons : Lumière(s) !
Laurent CONTAMIN
1 Penser à beaucoup prononcer ces trois mots, tant qu’ils ne sont pas mis à l’Index.
2 Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un Otage, https://educanet.over-blog.com/2017/02/les-differences-
lettre-a-un-otage-antoine-de-saint-exupery-1945.html.
3 « Quand le nazi respecte exclusivement qui lui ressemble, il refuse les contradictions créatrices, ruine
tout espoir d’ascension, et fonde pour mille ans, en place d’un homme, le robot d’une termitière ». Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un Otage, Ibidem.
4 Laurent Terzieff, Cérémonie des Molières, 1993.
5 Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1956, p. 882.
6 Le Book Club.